Je ne remercierais jamais assez les réseaux sociaux, source intarissable d’inspirations de mes articles apéros.
Facile les jeux narratifs ?
Ce n’est un secret pour personne, on lit tout et n’importe quoi sur Internet (et vous êtes bien placés pour le savoir, chers habitués). Les groupes de discussions sur les réseaux sociaux ne sont évidemment pas épargnés, y compris ceux qui parlent de notre passion commune : les jeux de rôles. Une fois n’est pas coutume, une personne bien intentionnée nous donne des leçons de Théorie Rôliste Appliquée (bien qu’elle considère habituellement ce genre de réflexions comme de la branlette intellectuelle) en affirmant que « les jeux narratifs n’ont aucun intérêt car ils ne proposent aucun challenge aux joueurs ». Comment ça, je devrais m’estimer heureux qu’elle considère cette pratique comme du jeu de rôle ?
Pour commencer, on va définir ce qu’est le jeu narratif : en gros, un système de jeu dont les mécaniques encouragent la création d’un imaginaire commun cohérent. Chez De Cape, on aime beaucoup le jeu Fiasco qui est un fier représentant du genre mais je ne résiste pas à la tentation de glisser de la pub pour ma création perso, Burning Shield. Quand ils ont l’honneur d’être adoubé par le Saint Ordre des Gardiens de l’Orthodoxie Rôliste, ils essuient tout de même pas mal de critiques car ils propagent des idées subversives qui menacent la pureté du médium : imaginez des jeux qui proposent de se passer de dés voire de meneur de jeu, qui codifient le temps de parole, qui élargissent les possibilités narratives des joueurs…
Comme nous vivons à une époque civilisée où les hérétiques ne sont plus brûlés en place publique (plus physiquement en tout cas), on préfère avoir recours au dénigrement en considérant les jeux narratifs comme un parent pauvre, voire débile, de la pratique traditionnelle. Quand les pratiquants ne sont pas directement taxés de « fragiles » (ne me demandez pas ce qu’il y a derrière cette étiquette, c’est juste une insulte à la mode sur les réseaux sociaux pour décrédibiliser son interlocuteur, comme SJW ou facho), ces jeux sont considérés par quelques bruyants fâcheux comme le Coca Zéro de la pratique rôliste : la version édulcorée qui a la prétention de se hisser à la hauteur de son illustre modèle.
Imaginez donc : les personnages ne ratent plus rien, ne meurent plus, les joueurs font ce qu’ils veulent sans aucune considération pour le scénario, le meneur ou l’univers, bref le chaos au pays des bisounours… Sauf que cette vision très réductrice et caricaturale des jeux narratifs oublie souvent que ce joyeux foutoir apparent est régi, tout comme l’est le théâtre d’improvisation. Des créateurs ont effectivement imaginé des systèmes que les joueurs doivent respecter pour obtenir un certain type de parties : c’est ce que j’appelle (enfin ce n’est pas de moi mais pas moyen de me souvenir d’où vient cette formulation) de la contrainte créative. Combat ou narration, une règle est une règle n’est-ce-pas ?
Pas tout à fait, et je vais même affirmer que les systèmes narratifs demandent plus d’efforts pour être apprivoisés que les systèmes traditionnels… Rassurez-vous, je ne vais pas me contenter de l’affirmer péremptoirement comme certains détracteurs des réseaux. Pour reprendre l’exemple du système de combat, dans des circonstances similaires, vous obtiendrez toujours le même résultat et la seule contradiction que vous pouvez rencontrer est celle d’un tricheur ou d’un pinailleur (qu’il soit d’un côté ou de l’autre du paravent). A contrario, dans un jeu narratif, vos actions et leurs conséquences peuvent être influencées par tous les joueurs en fonction de l’intérêt qu’ils portent à ce que vous racontez.
L’intérêt des jeux narratifs est bien de créer collectivement une partie satisfaisante pour tout le monde, ce qui nécessite de savoir mettre son jeu au service de la création commune, même si les pistes empruntées ne sont pas celles que l’on espérait au départ. Tant pis si mon barbare ne peut pas investir la tour du sorcier l’épée à la main parce que le joueur de l’archer préfère une solution furtive ; je caserai mon combat plus tard mais avec un truc plus gros… Si chacun se laisse porter par le flot créatif, tout peut arriver (pour le meilleur et pour le pire) à condition de penser à autre chose que son petit nombril. Et pour le coup, difficile de faire porter toute la responsabilité de la « qualité » de la partie sur un seul.
De mon point de vue, on touche du doigt le nœud du problème : avec les jeux narratifs, plus moyen de faire porter la responsabilité d’une « partie de merde » au scénario ou au meneur de jeu. Tu fais de la daube ? Non seulement ça va se voir mais il va falloir l’assumer ensuite. Ce que certains ne sont pas prêts à faire, au point de faire porter le chapeau à un style de jeu. On pourrait reprocher aux jeux narratifs leur côté procédural, avec une certaine tendance à produire le même genre de partie, ce qui serait une récrimination tout à fait légitime : ces jeux se prêtent plus aux one-shot, de préférence avec des participants différents pour enrichir son imaginaire avec des idées neuves. Mais ce serait faire une généralité car des jeux comme Sur les Frontières sont taillés pour le jeu en campagne et (de mon point de vue) le font très bien. Bref les jeux narratifs ne sont ni plus faciles, ni plus difficiles, ni mieux ni moins biens, juste différents ; le fait de les apprécier ou pas ne présume pas de leur valeur intrinsèque.
En bref :
- Fiasco est un jeu de Jason Morningstar, disponible en version française chez Edge
- Polaris est une jeu de Ben Lehman, disponible en version française chez 500 Nuances de Geek
- Sur les Frontières est un jeu de Manuel Bedouet
- Wushu est un jeu de Dan Bayn, qui n’est malheureusement plus édité professionnellement en français; il existe une version libre disponible ici