Moi qui voulais tenir une chronique de théorie rôliste, je vais peut-être me raviser en fin de compte…
Du Désamour envers la théorie
Le jeu de rôle est un loisir qui déchaîne les passions (et les susceptibilités) au sein d’une communauté prise entre deux sentiments très contradictoires : une volonté de reconnaissance envers le grand public et le sentiment d’exception lié à une pratique de niche. Sans doute pour tenter de répondre à ces deux besoins impérieux (à défaut d’être clairement revendiqués, surtout pour le deuxième), certains rôlistes se sont mis en tête d’analyser les pratiques de leurs semblables. Si le jeu de rôle (est-il encore possible de savoir ce qu’est LE jeu de rôle?) est devenu un objet d’étude reconnu, comme l’atteste la thèse de Coralie David, et qu’il bénéficie d’une exposition médiatique positive (grâce à la chaîne Aventures ou à Maxime Chattam par exemple), il n’en reste pas moins que ces travaux déclenchent indifférence voire hostilité chez ceux qui devraient s’en réjouir : les membres de la communauté eux-même.
Branlage de nouille
La principale critique qui fuse quand on essaye d’aborder le sujet dans son cercle de joueurs préférés est « tout ça, c’est de la branlette intellectuelle qui sert à rien » . Vu de l’extérieur, ça peut tout à fait se comprendre : un article qui s’appelle Le Système EST important (le minimum requis pour comprendre les « narrativistes ») sonne plus comme un appel à la discussion de comptoir cent fois rebattue qu’à une analyse en profondeur. Et les choses ne font qu’empirer quand les incrédules se voient taxés d’ignorants par ceux qui ont vu la lumière de Saint Ron Edwards (loué soit son nom) et tentent de les convertir à coup de grandes déclarations péremptoires. Une telle situation ne peut que mal finir : personne n’aime être pris pour un demeuré, encore moins par un pédant qui oublie que vous n’avez pas lu ce qu’il tente de vous expliquer. Un peu plus de pédagogie et moins de condescendance pourraient peut-être faciliter la communication ? A l’heure où la vulgarisation scientifique est en plein essor (avec les chaînes e-penser ou Nota Bene), les porte-paroles de la théorie rôliste devraient peut-être s’en inspirer et affiner leur discours envers leur propre communauté avant d’essayer de convaincre les béotiens. Rien de mieux pour perdre en crédibilité que d’être critiqué dans son propre camp mais certains portent ça comme un étendard (oui le rôliste est orgueilleux, c’est dire si les relations peuvent être tendues).
Dialogue de sourds
Il serait pourtant réducteur (et carrément malhonnête) de faire porter toute la responsabilité aux théoriciens : même avec la meilleure volonté du monde (et une bonne dose de pédagogie, vous avez bien suivi) ils se retrouvent bien souvent face à un auditoire très réfractaire. Cette résistance vient du fait que le commun des rôlistes pratique le jeu pour se détendre et, dans un loisir considéré comme chronophage, il n’a pas trop de temps à consacrer aux élucubrations d’ « intellos qui feraient mieux de jouer plutôt que de brasser de l’air ». S’il n’y voit pas une utilisation concrète ET immédiate, le joueur lambda n’y accorde aucune valeur. Mais ne lui jetons pas la pierre, c’est le propre de notre société que de dénigrer ce qui n’est pas « utile » (personne ne descend dans la rue quand les crédits alloués à la recherche ou à la culture sont rabotés). Partant de ce constat, est-il vraiment judicieux de tenter de convaincre les sceptiques ? Je pense que l’énergie des théoriciens serait bien mieux employée à poursuivre leurs réflexions sans ce soucier de leur détracteurs et sans en créer de nouveaux par trop de prédication. Il semblerait donc que la séparation entre théoriciens et pratiquants soit irrémédiable, la faute à deux visions incompatibles du loisir. Pourtant, le terrain paraît plus que favorable quand on écoute des rôlistes débriefer longuement leur partie hebdomadaire : c’est à n’y rien comprendre…
Voie sans issue ?
La situation n’est pas aussi bloquée que cela : même si les théoriciens font l’objet de nombreux quolibets (internet « libère » la parole sur tous les sujets), ils ont semé des graines un peu partout et les joueurs bénéficient de leur travail à l’insu de leur plein gré. A l’heure actuelle, la création rôliste est très vivace et grâce à l’émergence du financement participatif, les auteurs n’hésite plus à proposer des jeux audacieux dans leurs propos, leurs mécaniques, leurs formats, etc. et trouvent leur public. Sans parler de réussite commerciale (le jeu de rôle n’est pas un marché énorme en France), ces jeux ont suffisamment de succès pour encourager l’émergence d’une scène alternative qui séduit au-delà du public traditionnel, comme Sur la route de Chrysopée de Morgane Reynier ou les projets Powered by the Apocalypse (utilisant l’architecture du jeu Apocalypse World de Vincent Baker, un théoricien américain très influent) comme Libreté de Vivien Féasson. Le point commun de ces jeux ? Bousculer la structure du jeu de rôle traditionnel pour proposer des expériences uniques au game design abouti. De tels projets n’auraient pas vu le jour sans le forum américain The Forge, véritable laboratoire d’expérimentation qui a élargi les contours du jeu de rôle pendant plus de dix ans (Fabien Hildwein en a fait une jolie synthèse) et qui a revitalisé le loisir en libérant la créativité des auteurs.
Pour vivre heureux, vivons cachés
La théorie rôliste est un exercice ingrat : il s’agit de défricher le terrain pour ouvrir l’horizon aux auteurs, qui proposeront à leurs joueurs de nouvelles expériences et élargiront le spectre d’influence du jeu de rôle. Peu de monde (re)connaît les apports de Ben Lehman ou Ron Edwards en matière de game design (ce qui fait dire beaucoup d’âneries à des personnes qui croient savoir) alors que nombre de créations actuelles sont influencées par leurs travaux. Faut-il pour autant militer activement pour répandre le fruit de leur labeur ? Inutile, et à plus d’un titre : les créateurs en herbe les ont entendu (qu’ils soutiennent ou pas leurs théories) et les joueurs ont suivi le mouvement. Ils n’auront définitivement pas la gloire (relative) mais ils ont déjà les fruits, et le jardin se porte comme un charme : il serait dommage que des querelles de clocher viennent ruiner ce bel ouvrage…
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